La fatigue. L'envie de comprendre. Ce son dans sa tête qui se répétait... Le stress. Ou l'angoisse. Ou les nerfs qui menaçaient de lâcher. Il ne savait pas trop. Il avait envie d'arrêter de réfléchir. Il ne pensait qu'à Jesse, à Gayme et Peter...Pour Chrisame c'était fini ... Et ses parents... Il ne savait même plus où ils étaient. C'était le bordel. Le bordel intégral. Et tout lui échappait. Il avait horreur de cette sensation. Il aurait juste voulu comprendre. Il savait qu'il n'était pas fou...

Il se mordit la lèvre fortement, accoudé à cette table vernie. La peur lui broyait le ventre. Il ne voulait pas les perdre. On l'avait fait venir ici, dans ce foutu bureau et on allait lui parler probablement comme à un criminel, alors qu'il n'avait rien fait. Il devenait contenir son envie de tout foutre en l'air dans cette pièce...il avait surtout besoin d'un cigarette...Et d'un verre , non une bouteille tant qu'à faire. La porte s'ouvrit enfin après une heure et demi d'attente, et deux personnes entrèrent. Une femme. Un homme. Tous deux parfaitement habillés, et lui qui était encore dégueulasse, couvert de sang séché et de terre par endroit...En tee shirt et jean et personne ne s'était préoccupé de son état. Cihan se passa une main sur le visage et les regarda s'asseoir en silence. La bonne femme ouvrit un dossier alors que l'autre examinait la couleur des murs. C'était le psy lui, à tous les coups. Ces mecs là , ça trouve même un trouble pathologique dans une brique s'il faut. La couleur du mur devait lui déplaire. Fallait dire qu'il y'avait plus sex que "bleu hôpital" comme couleur. C'était stressant. Manquait plus que l'odeur de la morphine et on aurait pu se croire en asile. La brune fixa Cihan et sourit. Pourquoi lui souriait-elle? Elle pensait s'enquérir de sa bonne humeur avec ça? Il ne sourit pas. Ses mains se croisèrent devant sa bouche, coudes sur la table et il l'observa.
- Bonjour Cihan. Stressé?
- J'crois pas que ce soit le terme adéquat. Vous avez une clope s'il vous plait?
Elle lui tendit un paquet et un briquet. Ah générosité. Merci bien, même si le psy regarda l'addiction d'un mauvais œil. Cihan lui fit un haussement de sourcil du style : quoi un problème? Il ne dit rien. Ok , lui il était là pour lui analyser la tête et rien dire. Comme c'était commode.
- Merci.
- Comment allez-vous?
Cihan baissa les yeux et inspira sa première bouffée toxique, jouant avec le briquet dans sa main droite, l'autre main occupée par la clope.
- Vous iriez comment à ma place?
- Je m’appelle Leona Morlivein, je suis dépêchée par les services sociaux pour vous prendre en charge, vous et vos petits frères. Je vous présente Nicolas Potterson, le psychologue. Nous ne sommes pas là pour vous blâmer, ou vous accuser mais pour comprendre ce qui s'est passé.
- Ne m'enlevez pas mes frères. J'accepte de quitter mes études, de reprendre la propriété de mon père et ce qu'il faisait, de m'occuper d'eux, mais ils ont besoin de moi. Vous pouvez pas m'les enlever...
Il avait la gorge serrée. Il se décala en arrière sur sa chaise et soupira en fixant la table.
- Nous n'avons jamais dit que nous allions vous les enlever. Ils veulent rester avec vous aussi. Mais nous devons voir si justement vous êtes apte à vous occuper d'eux. Vous voulez bien coopérer?
- Si ça peut m'aider... Vous voulez savoir quoi.
- Racontez moi votre enfance, votre famille.
Cihan fronça les sourcils en jetant un oeil au psy qui le lorgnait comme s'il allait le bouffer. Il secoua la tète agacé et le montra du doigt.
- Hey oh , j'veux bien parler avec vous, mais vous voulez bien lui demander de pas me regarder comme ça? J'suis pas un rat d'labo!
- Nicolas..., grogna la brunette avec un regard contrarié.
Le type cessa de la fixer, se raclant la gorge.
- Vous êtes impulsif Monsieur Volguen, dit-elle en souriant.
- Non... , expira-t-il.. cette histoire... m'a ... perturbé. Qui le serait pas en même temps.
- Je comprends oui. Reprenons.
Il y eut un silence durant lequel Cihan réfléchit. Elle s'en foutait. C'était navrant de voir à quel point elle prenait son cas pour une banalité et ça le dégouttait presque, mais il fit un effort.
- Aussi loin que je me souvienne, on a toujours vécu là bas. On n'a jamais eu une vie grandiose, mais j'aimais bien. Ma mère a toujours été là pour nous. Elle était secrétaire médicale à l’hôpital. Mon père dirigeait la scierie du coin: Cutwood's Volguen. Vous connaissez t'façon. On n'a jamais eu de problèmes... mes parents étaient plutôt bien aimés d'ailleurs. Et puis ils ont voulu plein d'enfants et nous voilà.
- Quelqu'un qui aurait pu vous vouloir du mal? Un ami jaloux de vous ? De votre père? Une amante , ou un amant ?
Cihan les regarda sérieux et dubitatif.
- Pas de mon coté non. J'suis pas du genre à poser problème. J'suis pas spécialement sociable non plus. J'n'aime pas les beuveries et ma petite amie était une fille qui avait les livres comme amis alors bon...
- Petite amie? Pourquoi était?
- Emmie Petterson. Elle est en fac de lettres. "Était" parce qu'elle m'a quitté par "sms " *fait des guillemets avec les doigts, clope au bec* hier... Comme si ... ce qui vient de m'arriver suffisait pas. On sort pas avec un mec qu'on accuse de meurtre...
- On ne vous accuse pas de meurtre.
- Je rectifie. Plus. Hier c'était le cas...
- Oui mais vous n'avez tué personne n'est-ce pas?
- Non... J'ai touché des mecs, mais... enfin je sais plus... Ils sont repartis bien vivants. Ecoutez, j'aime ma famille ok. J'donnerai tout pour eux, alors arrêtez vos conneries de soupçons... Jamais j'aurais pu faire de mal à ma mère et ma sœur. Elles étaient sacrées. Je me suis même battu avec mon père y'a ... à peu près quatre mois...Il reprochait à ma mère de ne pas être assez performante... Pourtant elle donnait tout ce qu'elle avait...
- Donc votre famille n'était pas si parfaite que ça.
- Aucune ne l'est. Ça a commencé y'a ... huit mois... peut être neuf... c'était avant Noel. Il avait un gros chantier, il devait bosser même la nuit... et puis il a changé , il est devenu plus agressif... Des fois, il ne rentrait pas la nuit et ma mère pleurait. Je sais pas ce qui se passait , j'me mêlais pas de leur histoire... Ce qui m'emmerdait davantage c'était qu'elle délaissait mes petits frères à cause de ça. J'veux dire... Gayme et Peter sont encore petits. Ils n'ont que cinq et huit ans, ils avaient besoin d'elle, et non... elle a commencé à se laisser aller, alors avec Chrisame on s'occupait d'eux... Mais la tension a grandi. Et puis Jesse a commencé à déconner aussi, ça a duré deux mois à peu près, puis je l'ai calmé, et maintenant , il a compris.
- Qu'est-ce qu'il faisait?
- Il se battait beaucoup à l'école, à cause des rumeurs qui circulaient sur ma mère et ma sœur...
- Quelles rumeurs?
- Pour ma mère qu'elle était devenue folle, et ma sœur... *soupire en regardant par la fenêtre* que c'était une marie couche toi là... Une salope... Faut dire qu'avec les types qu'elle fréquentait... c'était pas le meilleur plan pour une bonne réputation...
- Et vous, vous y croyez?
Cihan rit légèrement et se stoppa en les regardant, un sourcil haussé.
- Quoi vous êtes sérieux? Honnêtement , ma mère n'était pas folle mais triste, et ma sœur... à la maison , elle était adorable et maternelle... Je n'ai jamais aimé son mec que j'ai croisé deux trois fois. Son regard. Mais elle était libre de faire ce qu'elle voulait.
- Vous êtes pourtant protecteur.
- Protecteur pas possessif à la fliquer. Elle m'est toujours revenue en parfaite santé et saine. Ça me suffisait. Elle avait dix neuf ans... c'était plus une gamine, et j'avais assez de mes études, mes permanences à l’hôpital, et mes frères. Elle était grande.
- Vous pensez que les agresseurs peuvent être liés à elle?
- J'en sais rien.
- Dites nous ce qui s'est passé là bas.
Cihan jeta un regard noir au psy. Il l'ouvrait juste pour cette phrase lui. Juste celle qui le faisait chier. L'étudiant fuit son regard et s'enfila sa clope.. nerveux.
- On était à table. Il était... 21 h , un truc du genre. Pour une fois, mon père était là. Puis ... j'ai rien compris ni vu venir. Un mec a pulvérisé la baie vitrée et la porte s'est ouverte en grand aussi... la porte à l'arrière. Y'a que la forêt derrière putain...Pourquoi il venait de là...Ils nous ont attaqués direct. Mon père a gueulé d'emmener mes frères dans le refuge. J'ai jamais compris pourquoi il avait construit ça, maintenant je sais. J'les ai poussé tous les trois. Chrisame avait refusé de nous suivre, je sais pas pourquoi... J'ai pris l'arme qui était dans la pièce, je les ai enfermé , et je suis remonté. J'ai vu ma sœur tomber... avoir des spasmes, cracher du sang , puis plus rien.
Il fixait par la fenêtre, les larmes aux yeux , renifla et expira un nuage blanc ...
- Un mec m'a sauté dessus... Je sais pas qui il était , j'ai même pas vu son visage, ni ceux des autres... Le doc dit que j'suis victime d'amnésies courtes post traumatiques et que ça reviendra...Je sais juste que j'ai tiré sur ce qui passait... tout allait super vite, et j'ai vu ma mère se faire embarqué par trois types, par la baie vitrée pétée, et mon père inconscient qui se faisait traîné.
- Pourquoi ne pas les avoir poursuivis?
- Ils avaient des flingues merde ! Et je me suis pris un couteau ou un truc du genre dans la jambe, à trois reprises...Ils sont partis comme des flèches, je sais même si valide, j'aurais pu les suivre! Quoi, vous voulez que je baisse mon froc aussi !?  
- Ça ira... , sourit le psy en prenant des notes.
Cihan le détailla et s'accouda à la table sérieusement.
- Ecoutez ... J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne pas me faire tuer et pour aider mes vieux mais j'm'estime heureux d'être ici aujourd'hui. j'aurais voulu vous y voir! Surtout vous là. Avec votre cravate. Vous tenez combien de temps sur un ring mm?
- Vous pratiquez toujours la box taï?
- Oui, et le kravmaga aussi...mon oncle est militaire, il vient des fois... et je sais tirer et manier les couteaux, mais je le montre pas...Les gens ont rapidement des préjugés ... *un regard vers le psy* Mon père m'emmenait chasser depuis mes treize ans. Ça m'a sauvé la vie. Ils m'auraient saigné comme un porc sans ça.
- A qui est ce sang?
Cihan regarda son jean , et ses bras...
- A moi... Et à un de ces mecs. Les flics ont pris un prélèvement. Ce n'est pas à ma sœur ou mes parents. Satisfaits?
- Dites m'en plus sur votre place à l’hôpital et vos études.
- J'viens d'obtenir un master en médecine générale, et de valider mes années d'internes. Je devais enchaîner sur un doctorat en virologie vu que c'était ma spé principale. Mais... *regarde ses mains se curant les ongles pleins de sang * j'crois que je vais devoir attendre...
- Vous supportiez cette tension, en plus de celle de votre famille?
- Certains gens sont nés pour en chier, se battre et juste accepter les faits pour éviter de craquer, d'autres se suicident , ou font une dépression , moi je tiens, c'est tout. Chacun son caractère. Qui sait , peut être que mes parents vont revenir.
Un lourd silence s'installa , et le psy se recula dans sa chaise, en jetant un regard à l'assistante sociale. Cihan les grilla et fronça les sourcils.
- Quoi.
- Personne ne vous a dit on dirait.
- Dit quoi?
- Votre mère a été retrouvé morte en forêt hier soir autour de huit heures par un promeneur... à une dizaine de kilomètres de là... Visiblement elle a été ... violée et ... dévorée par des animaux ensuite, quelque chose comme ça...
Cihan resta figé. Il sentit l'envie de vomir le prendre et ouvrit la fenêtre direct pour jeter la clope et prendre l'air...Affecté? Si peu... Les larmes lui vinrent mais aucune ne coula. Il ferma les yeux et refoula...autant qu'il put. Merde...
- Et mon père?
- Ils n'ont rien sur lui. Pas de trace... Vous voulez reprendre plus tard...?
Cihan inspira profondément et expira, le souffle tremblant.
- Non. Non mes frêres ont assez passé de temps ici.
- Vous les aimez énormément n'est-ce pas...
- A votre avis? Ils ont mangé au moins? Et dormi? Gayme fait de l'asthme.. Il va bien ?
- Ils vont très bien. Rassurez-vous. On a été obligé de leur expliquer que vous n'irez pas en prison. Ils avaient peur...
- Vous m'en direz tant... Vous avez vu ce que vous infligez à des mômes de leur âge?
- Je vous donnerai un autre rendez vous pour un suivi sur votre situation, mais pour le moment je ne vois rien qui puisse vous empêcher de les garder avec vous. Conformément à la procédure de tutelle, vous avez six mois pour prouver que vous êtes à la hauteur.
Elle avança un tas de feuilles à signer et un stylo.
- Ceci est une autorisation de tutelle provisoire, pour laquelle vous vous engagez à subvenir à leurs besoins physiques et moraux. Vous aurez une visite de nos services tous les quinze jours. Vous devrez bien sûr avoir un travail, et ils devront aller à l'école.
Cihan ne savait plus où donner de la tête niveau émotion... Provisoire...il avait oublié que l'administration était compliquée et qu'il allait en chier pour les deux ans à venir ... pour leur faire comprendre qu'il en était capable mais avait-il vraiment le choix.
- Je signe et c'est tout?
- Oui. Nous les gardons avec nous une semaine. Le temps que vous organisiez tout votre quotidien et remettez les lieux correctement. Ça implique laver le sang là bas, faire leurs lits, vérifiez que toutes les fermetures de la maison sont bonnes, remplacer ce qui doit l'être, faire le plein de provisions etc... à la fin de la semaine, je viendrai pour vérifier que tout est en ordre et ils vous rejoindront. Rien dans votre dossier nous interdit de vous les confier. Mais ne nous décevez pas. Au moindre gros problème, ils vous seront enlevés.
- Et si ces mecs reviennent? Non , je vais demander à ma tante de nous louer sa maison de vacances. C'est plus proche de la ville... Et c'est sain. Je veux pas qu'ils retournent là bas.
- Bien alors vous devrez déménager en une semaine.
- Ça m'va.
Il signa... Mais il n'était pas plus avancé. Il allait avoir cette peur au ventre constante qu'ils reviennent. A qui en voulaient-ils vraiment au fond? Quelque chose n'allait pas. Il était certain d'avoir tiré sur l'un d'eux mortellement en plein poitrail, et un autre de lui avoir éclaté la crosse du fusil dans la gueule, mais rien, ils s'étaient relevés... Mais il n'allait pas leur direà ces deux endimanchés... C'était un coup à perdre ses frères ... et il ne voulait pas. Il savait qu'il avait signé un leg d'entreprise de son père... pour mort ou disparition supérieure  à dix jours il y avait de ça deux ans à peu près, et qu'il allait reprendre la scierie , donc pour le travail , ce n'était pas un problème mais sa paranoïa et son angoisse allait être permanente maintenant... La vie décide elle-même de ce qu'elle réserve aux êtres, qu'on soit d'accord ou non, elle nous laisse juste parfois l'impression de faire des choix...